René-Marie CASTAING (Rescapé)
21 MOIS D’ORIENT SUR LES REINS ! RENE MARIE CASTAING AU FRONT D’ORIENT ( 1917-1918 )
René Marie Castaing est le fils ( second enfant d’une fratrie de 6 ) de Joseph Castaing ( août 186O / janvier 1918 ), artiste-peintre de Pau et Rose Picamilh. Lorsque la guerre éclate début août 1914, RMC a tout juste 17 ans et demi ( il est né le 16 décembre 1896 ). A la fin de l’année scolaire, compte tenu des succès qu’il a remportés aux Salons, à Pau puis au Salon des artistes français à Paris en 1913, son père incite RMC à se préparer à une carrière de peintre. RMC emploie ainsi son temps à dessiner dans l’atelier paternel. Il en est de même au début de 1914. Mais en août, sa vie va changer brusquement. RMC est un jeune homme patriote certes, désireux d’accomplir son devoir, mais nullement va-t-en-guerre, contrairement à beaucoup de ses contemporains et sans haine implacable
Il se méfiera désormais des « bourreurs de crâne » en tous genres, comme on peut le lire dans ses lettres. En attendant de pouvoir s’engager, il est accepté comme brancardier à l’Hôpital auxiliaire n°6 tenu par la Croix Rouge de Pau. Le jour de ses 18 ans, le 16 décembre 1918, sa décision de s’engager volontairement s’impose à ses parents, et le voilà dons « EV ». Après ses classes à Tarbes (12ème RI ), puis à Nantes ( 3ème Dragons ), RMC est envoyé fin octobre 1915 en Lorraine en Forêt de Parroy, près de Lunéville, jusqu’à début août 1916, date à laquelle sa division est démontée, ce qui lui vaut d’aller à La Rochefoucauld en Charente, dans l’artillerie, pour suivre une formation de signaleur. Très vite, il est impatient d’être envoyé au Front d’Orient : c’est un peu une idée d’artiste qui ne se réalise qu’aux premiers jours de 1917, après un refus initial de l’autorité militaire début novembre 1916.
ÉCRIRE
Dès son départ à Tarbes, RMC avait promis d’écrire quotidiennement à sa famille, promesse dont il s’acquittera consciencieusement : 850 lettres de lui en tout ont été conservées ; elles couvrent les années 1915 à 1918. Sa mère lui écrit ou lui répond également tous les jours. Quant à son père, Joseph Castaing ( JC ), il lui écrit en principe le dimanche matin à 8 heures, mais ne date presque jamais ses lettres...
Des lettres ont été perdues pendant leur acheminement, dans les deux sens ; mais l’essentiel a été conservé par la famille.
On peut y suivre les faits et gestes de la vie quotidienne du soldat, la chronique des opérations militaires auxquelles René prend part au fil de ses quatre longues années de guerre, ses analyses des événements vécus et, enfin, et ce n’est pas le moindre aspect, le compagnonnage artistique entre Joseph, le maître, et René son élève. Les courriers de René révèlent sa grande maturité d’esprit.
C’est sur la période des deux années 1917 et 1918 passées en Macédoine qu’a porté la sélection des lettres et dessins de guerre objet du présent document.
Le choix qui a été fait a amené à retenir 25 lettres pour RMC sur les quelques 350 écrites pendant cette période et 3 lettres pour Joseph Castaing sur les 30 écrites pendant la même période.
De même que les lettres, ce qui est important pour les Poilus, ce sont les paquets que les familles ou les marraines leur envoient. Dans le cas de René, c’est sa mère qui s’occupe des expéditions abondantes et régulières, notamment de vivres, mais aussi de crayons, gommes et papier introuvables bien sûr au Front mais indispensables à un artiste en herbe ; les « colis délices », comme René les nomme, qui arrivent constamment, jouent un grand rôle dans l’entretien de l’équilibre tant physique que moral.
ENGAGÉ VOLONTAIRE ( EV )
Le départ d’un si jeune homme n’est guère apprécié par ses parents qui, n’ayant pu l’empêcher de s’engager à ses 18 ans, essaient à chaque occasion de décourager ses nouvelles initiatives. Mais RMC reste sourd aux demandes et même prières de ses parents. Quelques exemples :
- Sa mère, le 8 janvier 1915, essaie de le convaincre de demander un sursis: « envoie - nous le bulletin de sursis que nous t’avons envoyé à signer. Nous devons le donner avant le 15 ; si tu l’as perdu, nous t’en enverrons un autre ».
-Son père, le 17 janvier, essaie de le détourner des Dragons, affectation jugée trop dangereuse : « Tu t’es offert pour les Dragons ; c’est bien, mais comme tu ne sais pas monter à cheval, je doute que tu puisses dans ce corps te rendre utile à la Patrie autant que tu le désires. Je te conseille de t’offrir pour l’artillerie, tu resterais à Tarbes où tu as des amis dévoués ».
-Deux ans plus tard exactement, le 8 janvier 1917, lorsque René se porte volontaire pour aller au Front d’Orient, sa mère prend une initiative qu’il rapporte à son père dans sa lettre quotidienne : « Maman est arrivée ce matin à La Rochefoucauld dans un état qui m’a navré. Elle voulait absolument aller trouver le colonel et faire et faire réviser la décision d’il y a un mois qui la condamne à me laisser partir à Salonique. Pauvre Maman ! Elle croit encore et toujours à l’impossible et se raccroche aux moindres paroles en l’air que lui ont dites à titre d’encouragement les militaires qu’elle a rencontrés depuis son départ de Pau».
-Lorsque, après son débarquement à Salonique, René, par erreur, parvient à un État-major éloigné du front, son père lui conseille d’essayer d’y rester pour ne pas prendre de risques ( JC 102 du 18 mars « Nous serions bien heureux que tu restes comme téléphoniste à l’Etat-Major où tu serais très probablement mieux qu’avec les crapouillots » ).
ALLER AU FRONT
DE LA ROCHEFOUCAULD ( Charente ) A SALONIQUE ET AU FRONT, SUR LA CERNA
LE PLAN DE ROUTE
RMC 12 Janvier 1917
Mes chers tous,
Nous voilà donc à Nîmes après deux jours de voyage qui ne m’ont pas paru trop longs car j’ai dormi comme un sourd à peu près tout le temps.
... nous serons ici, tout au moins pour 15 jours, et probablement pour plus longtemps - ensuite on se préparera au départ - on partira - on traversera l’Italie - on arrivera à Brindisi (sans doute)- on se préparera à embarquer - on embarquera – on mettra les voiles ? Puis vogue la galère. On arrivera à Salonique, et là, on sera incorporé dans une formation quelconque. Manœuvres pendant un temps indéterminé. Puis, les tranchées peut-être. Je croirais plutôt la paix si les prédictions de Madame de Thèbes ou d’autres veulent bien se réaliser. Or donc, mes chers tous, que votre mot d’ordre soit : « on ne s’en fera pas ».
RELÂCHE DEVANT L'ÎLE DE MILO
ARRIVÉE À SALONIQUE
RMC Lundi 12 février 1917
(...)
Ns sommes arrivés à Salonique et le peu que j’ai pu en voir avant la nuit ne m’a pas semblé avoir un caractère extraordinaire.
Les hôtels modernes abondent. Les autres maisons sont un peu comme partout avec par endroits quelques galeries qui jettent de l’ombre sur les rues. Ns avons traversé une rue couverte remplie de bazars turcs curieux comme des étalages de kermesse et surtout à condition de ne pas regarder de trop près.
Les soies brodées et les babouches emperlées ont l’air de venir un peu de partout et très peu de Turquie. Peut-être le beau teint de bronze des vendeurs n’est-il qu’un fard.
Autour de la ville on ne voit que mosquées, cyprès et minarets.
La population est aussi variée qu’il est possible de le souhaiter dans une ville cosmopolite. On marche au milieu de Grecs, de Juifs, de Turcs, d’Anglais, de Serbes, de Russes, d’Italiens
Et d’une foule d’autres à la couleur, aux mœurs et aux langages les plus divers.
(...)
Hier, toute la journée j’ai été en corvée – avec une trentaine de poilus ns avons été décharger de pleines caisses de 75
Retour à 5h1/2 – J’apprends que je suis déjà désigné pour fiche le camp au front.
Il y en a une foule d’autres qui partent mais dans l’artillerie lourde ou des services automobiles.
J’étais compté comme téléphoniste – les crapouillots en ont justement demandé un hier et l’on m’envoie à la 57° Dion de 58.
Comme toute lettre passe par ici avant d’arriver au front, vs pouvez toujours m’écrire ici jusqu’à ce que je sache exactement ma nouvelle adresse.
RMC Mardi 13 Février 1917
Mes chers ts
Ns ns sommes donc mis en route ce matin vers 7h – l’espoir au cœur, du thé plein le bidon et nos musettes lourdes de pain, de singe et de sardines.
Le ciel était de méchante humeur. Le vent sifflait en ouragan et déjà quelques gouttes d’eau tachetaient la première des routes grecques.
Notre colonne comprenait des Zouaves, des crapouilloteurs et des artilleurs.
Les Zouaves marchaient bon train malgré leurs sacs et les autres quoiqu’ayant vidé la moitié de leur « barda » sur des charrettes tirées par des buffles tiraient désespérément la langue ou s’égrenaient à perte de vue – mais pas dans la direction du front.
J’ai constaté avec plaisir que d’avoir fait campagne avec des lignes j’avais de meilleures jambes que mes camarades artiflots.
Je suis arrivé ce soir après 25km de marche et sans trop de peine au premier relais.
Je suis rentré dans la place avec les Zouaves et cela m’a permis de choisir un bon recoin pr me coucher dans la grange où ns allons loger.
Demain matin ns repartons.
Il ns reste encor neuf jours de voyage.
Je vais sans doute à la même position de crapouillots que le fils B. – où je serai très bien – surtout comme téléphoniste.
Il est parti hier matin pour la France et m’a promis d’aller vs donner de mes nouvelles et ts les renseignements que vs pouvez souhaiter.
Je vs quitte car la chandelle qui m’éclaire n’est pas à moi et que j’ai grand besoin de dormir.
En Chemin ...
Mes chers tous,
Cet après dîner je suis de garde au poste téléphonique de l’État-major.
Étant téléphoniste breveté, il est bien naturel que je paie l’hospitalité officieuse que l’on me donne ici provisoirement, en prenant la faction comme les autres téléphonistes attachés à l’État-major.
C’est un service qui d’ailleurs n’a rien de pénible et vous pouvez en juger directement puisque la consigne ne m’interdit ni de vous écrire, ni de bouquiner, ni de fumer, ni d’entretenir un bon poêle qui me rôtit les reins.
Je suis assis dans le bureau dans une encoignure qu’éclaire une petite fenêtre – garnie en guise de verrière d’un papier graissé – devant moi est accroché au mur un tableau hérissé de six manettes qui correspondent à autant de lignes téléphonistes.
De petits volets dominent les manettes qui tombent automatiquement quand l’un ou l’autre des postes correspondant m’appelle.
Je n’ai qu’à soulever la manette, sœur du petit volet qui s’est décroché pour être en communication.
: « Allo ! Allo… Allo je reçois une communication que j’enregistre aussitôt sur un petit carnet et en attendant qu’on m’appelle à nouveau, je continue de m’envelopper, de fumer, ou de lire les aventures de Florence ou de vous écrire mon journal…
RMC 28 Février 1917
Mes chers tous,
Je vous ai quitté hier sur le seuil de l’Etat-major de la division.
Je vais vous piloter aujourd’hui dans ce nouveau domaine et nous ferons ensemble le tour du propriétaire.
Nous sommes donc dans une vallée et même dans la vallée de la Cerna. Je ne pense pas que ce sensas tuyau risque de compromettre notre situation militaire en Orient et c’est pourquoi je me permets de vous le communiquer.
Notre horizon est hérissé de montagnes que l’on désigne simplement, ce qui est bien militaire, par leur matricule topographique ou si vous aimez mieux par leur altitude.
Cote X … Cote Y … Il en est de toutes les sortes : de rocailleuses, de boisées, de neigeuse
MOUVEMENT VERS LE FRONT
Le 6 avril
Mes chers tous,
Hier notre batterie a quitté le cantonnement à 11h direction le front en général et X… en particulier car tous les chemins mènent à Rome ou vers les boches -
Nous avons bien tiré la langue jusqu’à 3h malgré que nous n’ayons ni sacs ni capotes à porter –Le soleil ne cesse de taper dur – on s’en aperçoit quand on est sur la route et qu’on joue à pousse cailloux.
Quelle chaleur et quelle poussière aussi !
Des montagnes, une route sauvage sillonnée de camions - autos , un lac qui reluit à droite, des rochers jaunes qui flamboient, des prisonniers qui ont des mines de galériens et qui cassent des pierres, quelques marabouts épars, pas de villages, pas de fontaines pour se rafraîchir, pas même un arbre pour se reposer à l’ombre.
Enfin la dernière étape qui s’achève et de la brise qui soulève les couvre-nuques. On arrive dans un village où nous allons cantonner. C’est le même où j’ai déjà couché une fois dans l’église lorsque je venais de Salonique
RENE RECOIT LA 1ère LETTRE DE SON PERE
JC 97 Dimanche 11 mars 1917
Mon cher René
Où es-tu en ce moment ?- comment vas-tu ? que fais-tu ? y a-t-il des engagements de ton côté ? reçois -tu nos lettres ? quand en aurons-nous une de toi ? –autant de questions que nous nous posons avec inquiétude. Le fils Butor est arrivé et doit nous porter de tes nouvelles ; en voilà un qui peut s’attendre à une interview soignée de notre part. As-tu pu utiliser la carte de Mr Lavigne ?...
Notre participation à l’exposition de Buenos-Aires me semble très compromise car nous ne recevons aucun avis, pas la moindre nouvelle et cette exposition a lieu en Mai, ce qui veut dire que nos tableaux devraient être déjà en route. J’ai peur que malgré la majestueuse solennité de l’assemblée devant laquelle nous fûmes appelés à comparaître, tous ces beaux projets n’aboutissent à une queue de poisson.
- Mossié ton ancien camarade est venu nous voir ; il a fait au cours des demoiselles, d’après le modèle en pose un très joli petit croquis sur son album. Une balle lui a abîmé le coude gauche ; d’où soudure des os et réforme définitive pour impuissance à se servir de ce bras. Il t’envoie ses amitiés.
Comme tu risques fort de n’avoir pas de journaux du côté de Monastir je te donne les nouvelles les plus intéressantes – Les Anglais font reculer les Boches sur l’Ancre et les Turcs en Mésopotamie- L’Allemagne est convaincue de trahison contre les Etats-Unis – D’où guerre imminente – 50 sous marins ont disparu - On n’a plus à Pau ni coke ni charbon – le pain devient de plus en plus noir et sec. Marie étudie le plain chant - Jacquot étudie avec plus d’ardeur encore les moyens d’étudier le moins possible
- Je travaille à mon Sacré-Cœur – le pastel est à peu près terminé, je vais cette semaine le recopier à l’huile.
Adieu mon cher René, je t’embrasse bien affectueusement. Ton Père en Grèce comme partout ailleurs ;
Castaing
RÉPONSE DE RENÉ
29 mars 1917
Mon cher Papa,
Je souhaitais pouvoir t’offrir avec mes vœux de bonne fête mon premier recueil d’impressions orientales. Le temps m’a manqué et l’inspiration aussi hélas ! pour donner suite et fin assez tôt à ce beau projet.
C’est aujourd’hui seulement que j’ai pu fermer mon album sur un croquis qui porte le titre « Fontaine » comme la plupart des autres d’ailleurs.
Depuis que je suis sous le « beau ciel macédonien », c’est presque toujours au moment où je remplissais mon bidon de flotte que j’ai admiré quelque jolie pose ou quelque effet tentant.
On voit très peu d’hommes ; les femmes sortent juste assez pour ne pas mourir de soif et toutes à la même heure.
Les jeunes filles se cachent si bien qu’il est impossible de savoir s’il y en a dans le village.
Il ne reste donc que les gosses. Ne t’étonne donc pas si mon prochain album en est couvert.
Tu dois trouver étrange que je ne me jette pas de bon cœur dans le paysage.
La raison en est que le pays est d’une banalité désespérante.
Je m’imaginais en arrivant trouver des rues tortueuses et sombres avec de belles taches de soleil par endroits, des maisons aux formes imprévues, des coupoles, des jardins fleuris, des terrasses de nacre, des orangers….
Notre cantonnement a des maisons comme celles que l’on voit dans nos campagnes :
des maisons blanches avec des toits de tuiles qui sont gaies mais qui ne font pas rêver de l’Orient beaucoup plus que celles de Gan, d’Assat ou de Meillon.
Des rues de village quelconques avec des tas de fumier et des poules picorantes.
Point de cyprès – pas même un minaret.
Je ne suis pas gâté et je souhaite fort que ns changions d’horizon.
J’ai reçu hier ta première lettre et tu devines le plaisir que j’ai eu de son arrivée, car après Dickens – tu sais bien ?...
Ta lettre m’a bien surpris en m’apprenant que j’allais participer à une exposition de Buenos-Aires. Tu seras bien gentil de me dire ce que j’expose. Il est vrai que tu dois m’éclaircir là-dessus dans une précédente lettre qui sans doute m’arrivera un de ces jours.
Tu me parles de ton Sacré Cœur. Je suis bien sûr que tu le feras très beau et regrette que tu ne m’en donnes pas un croquis.
Merci beaucoup de ton communiqué qui m’en dit beaucoup plus sur la guerre que les journaux grecs.
Je suis un peu effrayé par exemple du tableau que tu me fais de la situation économique à Pau.
Je souhaite que cette crise ne soit que passagère et surtout qu’elle ne s’aggrave pas.
Tu me demandes où je suis ? Je viens de t’en donner un aperçu et tu ne seras pas surpris que le nom d’un semblable petit trou ne figure sur aucune carte.
- Comment vas-tu ? - Mais très bien, aussi bien qu’il est possible de me le souhaiter. Maman n’a rien négligé, d’ailleurs – absolument rien – pour que ma mine soit aussi florissante que celle de Gargantua
-Que fais-tu ? – pas grand chose : un peu de signalisation, quelques ballades à cheval, des croquis de temps en temps, une lettre chaque jour ou presque. Je travaille à mes mémoires, je me délecte avec Dombey et fils dont j’achève le second volume, j’étudie les guerres puniques et l’état d’âme de mes copains.
Je fais des squelettes sur mon cahier, mon carnet, mes livres, et presque sur des bouts d’enveloppe à l’exemple de Tom Traddler.
Je vais aussi à la musique quand il y en a.
Tout cela n’a rien de très glorieux n’est-ce pas – mais enfin est-ce ma faute à moi si l’on m’envoie toujours me reposer pendant que les autres se battent et gagnent des croix de guerre.
C’est assommant à la fin mais que faire ? J’ai tout essayé et je n’aboutis à rien.
Y a-t-il des engagements de notre côté – sans doute il y en a (comme partout) mais je pense qu’on ns réserve ns et nos martiens pour le 14 juillet.
Il n’est pas le moins du monde question de ns envoyer quelque part sur le front.
Vos lettres commencent de m’arriver et la première m’a causé une plus joyeuse surprise que tous les colis du monde.
Le vaguemestre de Salonique doit le deviner et c’est sans doute pour cela qu’il m’a déjà envoyé cinq colis et à peine trois ou quatre lettres.
Maman va peut-être craindre que ses gourmandises ne me fassent plus le même plaisir qu’autrefois elle peut bien être assurée du contraire. Je voulais dire simplement qu’avec des colis de douceurs et pas de lettres je serais un peu comme Rockfeller qui malgré sa fortune est le plus malheureux des hommes.
Tu me dis encor que tu as failli t’impatienter avec Mme Ferguson. Je la connais vraiment bien peu et pourtant j’aurais été bien étonné du contraire.
Je devine que ton portrait doit être ravissant – tu me diras lequel de tes deux modèles t’a le mieux inspiré.
Je te prie d’offrir mon meilleur souvenir à ts nos amis et de remercier de ma part tous ceux qui ont la bonté de songer à moi.
Je te quitte mon cher Papa en t’embrassant bien tendrement ainsi que Maman, Mimi, Margot, Jo, Lo, et Jack.
Tu seras bien gentil de me remonter en carnet, crayons, gomme et couleurs - sépia, bleu outre-mer, vermillon, gomme-gutte.
MONTEE AUX POSITIONS - L’ANNEE 1917, LES TRANCHEES, L’IMMOBILISME
RMC 13 Avril 1917
Mes chers tous
La batterie est déjà montée en position.
Il ne reste ici que les huiles, les conducteurs et les téléphonistes.
Cette nuit ou plutôt demain matin puisque le réveil n’a lieu qu’à 2 h nous irons la rejoindre sous la conduite du lieutenant !!!
Puis mystère !! – je crois cependant pouvoir vous dire que nous allons devoir terrasser pendant quelques jours pour nous mettre à l’abri, nous et notre téléphone. Ensuite on installera la ligne et on attendra les évènements.
Les tranchées sont à quelques km d’ici dans les montagnes - le canon tonne par boutades et sans dommage pr ns tout au moins…
Il me tarde un peu de savoir si nous serons confortablement installés là-haut, car s’il se peut j’aime être à l’aise et proprement installé -
Jusqu’ici rien ne m’a manqué et je pars avec mon sac plein de linge propre et de conserves
Au physique je suis très bien aussi et quoiqu’on dise et quoi que d’autres puissent faire je suis toujours on ne peut mieux en selle
Je dois sans doute cet agrément à mon ex état de cavalier – et aussi au pinard que je mêle à mon eau - et aussi peut être toujours avec l’aide de Dieu - au moral ce que je suis au physique . Baisers.
JC 106 dimanche 29 avril 1917
Mon cher René
Te voilà enfin content et satisfait - tu vas te trouver sur le front et assister et même prendre part à de vraies batailles – Tu nous excuseras de ne pas participer absolument à ton belliqueux enthousiasme ; car nous, timides gens de l’arrière, nous ne voyons dans tout cela que les dangers plus nombreux auxquels tu vas être exposé.
Je suis certainement heureux de constater une fois de plus que tu ne désires rien tant que de bien remplir ton devoir- mais je prie surtout Dieu qu’il te protège et te ramène parmi nous sain et sauf. Tes 6 aquarelles sont encadrées et suspendues…
J’ai porté aux Ateliers du Soldat ton Pinard et mis le prix à 60 fr sur lesquels j’ai promis six francs pour les cigarettes des blessés qui travaillent dans cet atelier. J’aurais été bien heureux de recevoir ton album de souvenirs d’Orient ; je compte sur toi et sur lui dès qu’il sera terminé…
Castaing
SUR LE FRONT : « DES JOURS CRÉPITANTS »
RMC 10 mai 1917
Mes chers ts,
Cette carte est extraite du dernier colis reçu…
Je t’ai déjà accusé réception de celui du 27. (couteau, plaque d’identité, etc…- je t’ai remercié de tout mon cœur de celui du 29 au chapelet, job, etc… et des divines gourmandises que tu m’as envoyées pour Pâques. Je t’ai déjà dit avec quel bonheur j’avais dégusté ta première boîte de veau roulé – cela me rappelait les bons jours de la maison - à propos, Maman, le veau roulé n’est-il pas un plat de mauvais goût pour un mariage – sans cela, lorsque je me marierai, je crois que je te demanderai un veau roulé pour mon repas de noce...
Puis c’est la jolie chemise rose et le linge d’été et la menthe et le billet doux qui sont venus me porter comme une brise fraîche de France, et puis ça a été le chocolat, le beurre, les sardines, le pâté de foie – dix fois plus de merveilles que le Père Noël n’aurait su en proposer à mon bleuet.
Et aujourd’hui deux autres encor. – depuis huit jours que je suis en première ligne, en voilà cinq que je reçois de suite et si volumineux que j’ai bien de la peine à les loger dans mes musettes.
Je te remercie bien, mon cher Papa, pour le carnet, les couleurs, la gomme et les crayons etc…, pour ta bonne lettre aussi que j’ai trouvée dans le colis…
Et toi, as-tu reçu mon premier carnet de croquis ? Quoiqu’il ne contienne que de petits croquis je serais désolé qu’il ait justement pris le navire qui a été coulé vers le 8 avril et si je me souviens bien c’est justement vers cette époque qu’il voguait vers toi. J’espère toujours voir arriver ta lettre qui me dira qu’il n’en n’est rien…
Je ne vous ai encore rien dit de ma santé physique et morale.
Je suis fort bien car le climat est aussi facile à supporter que celui de Pau au mois de juin et que d’ailleurs vous n’épargnez rien pour que je conserve toujours intégralement le bon appétit qui engendre la belle humeur.
Comme le communiqué risquerait de vous l’apprendre, j’aime autant vous dire que nous venons de passer des jours crépitants que je vous conterai par le menu dès que nous allons être au repos ce qui ne saurait tarder.
Notre batterie a toujours eu de la veine avant que j’y arrive et je crois que cela continue puisque nous risquons de nous en tirer avec trois blessés seulement. J’ai la certitude que je n’attraperai rien parce que c’est le mois de Marie et que depuis le 1er mai je lui dis tous les soirs mon chapelet pour qu’elle me rende bientôt à vous.
Tu me diras ma chère Maman les prières que tu fais et que vous faites de préférence pour que je les dise avec vous et aux mêmes heures du jour.
Qu’il me semble beau d’ici le jour que nous pourrons à nouveau aller communier tous ensemble dans la chapelle de Bétharram… .
Je vous embrasse tous bien tendrement.
Revue « Pays de France » - Compte-rendu de la semaine du 5 au 12 mai 1917
RMC 12 mai 1917
Mes chers tous
Me revoilà à l’échelon après 8 jours de tranchées – que je vous raconterai un peu plus tard lorsque j’aurai mis un peu d’ordre dans mes idées qui pour l’instant sont des plus confuses.
L’essentiel pour vous est que je sois en sécurité – j’y suis et en bonne santé – la mienne est excellente.
Je n’avais pour me chagriner qu’une forte couche de choses de toutes sortes sur la peau et Dieu merci me voilà – au sortir d’un bon bain – aussi frais et aussi dispos que par le passé.
Mon linge va te revenir en piteux état, ma chère Maman, car il a été mis à une rude épreuve ces jours-ci.
Les journaux vont vous apprendre qu’il y a eu une forte attaque de notre part de ce côté-ci – huit jours de bombardement et deux assauts de l’infanterie.
Les Boches doivent être bien solidement casematés puisqu’ils ont pu résister – Il n’y a hélas rien de fait – malgré les 1500 bombes que nous leur avons envoyées et les milliers d’obus qu’ils ont reçus. Ils avaient beaucoup d’artillerie – quoique moins que nous – et ils ont soutenu le dialogue plus aisément qu’on ne s’y attendait. C’est fini sans doute ici. Mais comme l’attaque s’est répercutée sur tout le front aussi bien chez les Russes et les Italiens à gauche que chez les Serbes et les Anglais à droite, nous avons encor bon espoir de gagner la partie.
Dieu m’a bien gardé et la Ste Vierge aussi.
Me voilà six jours au repos et je ne ferai désormais que des périodes de 3 jours de tranchées avec repos de 6 jours dans l’intervalle.
On va toucher des vêtements khakis, malgré que le temps soit encore très doux et de grands casques coloniaux…
À demain. Mille tendres baisers
UNE TRES…TRÉS HEUREUSE NOUVELLE
RMC 6 juin 1917
Mes chers tous
Voici bientôt un mois que je brûle d’envie de vous annoncer une très …très heureuse nouvelle et si je ne l’ai pas fait plus tôt c’est tout simplement parce que plus grand est le bonheur qui m’arrive et plus grande encor est mon inquiétude qu’il ne m’échappe.
De tous les rêves que j’ai formés depuis que cette guerre a commencé, voici justement le plus beau qui se réalise.
Maintenant que me voilà tout à fait sûr d’être bien éveillé et de ne pas laisser échapper ce que j’ai cru tenir un moment je ne puis plus résister au désir que j’ai de vous faire partager mon bonheur…
Cela date de l’attaque et j’ai bien remercié Dieu de la double satisfaction qu’il a eu la bonté de me donner.
Le Gal voulait citer d’abord toute la batterie puis on a réduit à sept ou huit le nombre des citations et au lieu d’une fourragère il y aura quelques croix de plus à la 101ème. Le sous-lieutenant, deux sous-off, trois brigadiers et deux servants dont l’un était téléphoniste, agent de liaison pour l’attaque et qui s ‘appelle René Castaing. Je ne puis dire que c’est un héros mais ce qui est sûr c’est qu’il vous aime tous plus tendrement que jamais.
PS : Gardez je vous prie quelques jours cette nouvelle pour vous.
J’attends toujours ma citation. Ce qu’ils sont longs dans les états-majors quand il s’agit de nous annoncer une bonne chose.
J’attends avec impatience mais je n’ai plus d’inquiétude car le lieutenant m’a dit que je pouvais sans crainte vous faire part de mon bonheur.
LA CROIX DE GUERRE DE RENÉ MARIE CASTAING
Samedi 9 juin 1917
Voilà que ça y est ! – et vous pouvez répandre comme il vous plaira l’heureuse nouvelle car elle prend sa source aussi loin que possible de la maison Wolff –
Hier soir j’étais couché, et la lune était déjà haut, quand le lieutenant - c’était vraiment gentil de sa part– est venu me réveiller.
Ce réveil en sursaut m’a d’abord désagréablement impressionné. Je craignais d’avoir à porter un pli urgent aux tranchées comme cela m’est arrivé déjà pas mal de fois. Mais bien vite il m’a rassuré car me voyant surgir en chemise de ma guitoune il s’est empressé de me dire : « Oh ! Ne vous levez pas je viens simplement vous apprendre que vous êtes cité à l’ordre de la division et je vous félicite. »
Je l’ai remercié, pas assez je le crains et me voilà en proie à une vraie fièvre qui m’a tenu éveillé un bon moment.
Je riais comme un imbécile sous ma couverture – j’étais si heureux.
Ce matin en revenant de réparer une ligne qui était coupée et qui m’a fait transpirer de 6 heures ½ à 10 heures ¾, inclusivement, j’ai grimpé à la cagna du lieutenant pour lui demander ma citation.
Voyez comme c’est bizarre, ces diables de l’état-major vous font tirer la langue juste assez longtemps pour que vous perdiez patience et c’est juste au moment que vous annoncez la nouvelle sous toute réserve qu’ils se décident à vous la porter officiellement.
J’ai d’ailleurs bien fait d’être prudent car la division n’a accordé que quatre citations sur celles qui lui étaient proposées et Dieu soit loué ! la mienne est du nombre –
Vite que je vous donne un beau spécimen de littérature militaire – je crois très réellement n’avoir jamais rien lu de Corneille, d’Hugo, qui m’ait paru aussi remarquablement écrit !
Lisez donc :
« A. 0. - Citation à l’ordre de la X Division
101ème Batterie de Bombardiers
Canonnier Castaing – René, Marie Joseph
Pendant les combats du 5 au 9 mai, a assuré les liaisons téléphoniques avec un calme
admirable et un réel mépris du danger – se portant sans ordres sous de violents
bombardements aux points où son intervention était nécessaire. »
Etes-vous contents de moi ?
Pour une fois je ne vous ferai pas trop de honte à la distribution des prix. Je me rappelais tout à l’heure mes tristes antécédents au collège et quand j’ai entendu lire devant la batterie réunie ma jolie citation je regrettais bien que vous ne fussiez pas là.
Le lieutenant m’a remis momentanément une petite agrafe rouge et verte en attendant ma croix qui viendra un de ces jours.
Voilà une belle journée dont je me souviendrai longtemps. A demain mes chers tous, je vous embrasse bien tendrement.
ACCUEIL DE LA NOUVELLE DE LA CROIX DE GUERRE DE RENÉ PAR SES PARENTS
JC 112 26 juin 1917
Mon cher René,
Ce n’est pas avec des cris de triomphe et des battements de mains qu’a été accueillie la grande nouvelle, mais avec des larmes de joie car nous avons pleuré, ta mère et moi, comme deux idiots. Nous étions tous à la salle à manger vers 5h. Marie cousait. Margot ébauchait sous mes yeux le petit marquis que j’ai à recopier. Moi j’étais dans mon fauteuil entre le buffet et la fenêtre, dans le coin. Tout d’un coup, Jacques, je crois, annonce des lettres de René ! – tableau !
Cependant la nouvelle ne m’a pas surpris puisque j’avais deviné juste. Je te rappelais le mot d’Henri IV aux Espagnols – parce que nous ne pouvons nous empêcher de désirer que tu ne t’exposes pas trop – mais je t’avais très bien vu te prodiguant sous la pluie des marmites et gagnant ainsi ta croix de guerre.
Je suis fier de toi et je me réjouis surtout de ta joie. Dieu veuille que cette guerre finisse et que nous puissions, tous réunis, fêter ta croix de guerre et ta belle citation. Il ne te sera plus pénible désormais, je l’espère de traverser la rue Préfecture…
Et maintenant revenons à ta croix de guerre : nous envoyons un mot aux journaux de Pau avec le texte de la citation qui est très belle
Dimanche nous ferons venir l’abbé Bazet et nous te fêterons dans un modeste dîner en attendant le grand repas où tu présideras
Permets -moi de t’insinuer une idée, tu en feras ce que tu voudras. Quand j’ai eu la 3ème médaille, je l’ai fait mettre à Bétharram à côté de la Vierge. J’aurais été heureux que tu viennes m’y tenir compagnie avec ta croix de guerre – pour que Notre Dame nous garde. Tu la mettrais là naturellement quand tu ne la porteras plus.
Ma pleurésie est à peu près complètement guérie – Je commence à marcher assez bien, j’ai même pu descendre à l’atelier…
Je crois t’avoir dit déjà que Damelincourt avait trouvé très bien tes porteuses d’eau. Quant à moi, je trouve ton album très intéressant. J’aurais une préférence pour le genre de la partie de cartes. Avec ces documents tu pourras faire de très jolis tableaux.
Adieu je t’embrasse affectueusement. Encore une fois bravo !! mais n’y reviens pas trop.
T.P.T.F.D.T.C.D.G.
Castaing
J’ai eu la même idée que ton père pour la croix de guerre- ça te portera bonheur. Après tout tu peux en avoir un sosie ( Rose Castaing ).
LES AUTRES ENNEMIS DU POILU D ’ORIENT : PROBLEMES DE SANTÉ ET AUTRES
René s’est valeureusement conduit pendant l’attaque du mois de mai 1917 ; mais il ne se bat pas seulement contre les Allemands, les Bulgares… S’il a pu, lui, sortir sans trop de mal des combats de début mai, il sait que, dans cet environnement inconnu, d’autres dangers le menacent : les maladies qui malmènent les corps mais aussi les esprits, mais pas seulement.
Son père, instruit par les récits des permissionnaires retour du Front d’Orient, lui fait quelques recommandations ( JC n° 11 du 4 mars 1917 ) :
« J’ai de plus ( à Pau ) rencontré le fils B qui a fait 13 mois de Grèce, a eu trois fois les fièvres, s’est trouvé deux ou trois fois enseveli par des obus et finalement se porte comme un ministre…Il m’a dit qu’il vaut mieux être dans les pays montagneux où le paludisme ne sévit presque pas; aussi faisons nous des vœux pour qu’on ne te laisse pas en plaine. B nous dit que le meilleur antidote est la menthe mêlée d’eau. Maman t’en envoie un flacon »
Le revers de la médaille est que dans les hauteurs qui surplombent la Boucle de la Cerna, en plein centre de la Macédoine, les éléments sont plus rigoureux. Les chaleurs sont plus insupportables:
16 mai 1917
Mes chers tous
Il fait une chaleur accablante aujourd’hui. Le soleil et tout un cortège de mouches, moustiques, cousins, frelons et autres animaux nuisibles commencent à nous courir sérieusement sur le tempérament.
On se lave à tout propos pour le simple plaisir de toucher l’eau du torrent. On a moins d’appétit et ma dernière boule de pain qui me semblait si petite jusqu’à hier se dessèche à peine entamée dans ma guitoune.
Vivent l’eau fraîche et l’alcool de menthe, l’eau de Cologne et les chemises roses…
Le 20 juin, René propose à ses lecteurs une visite de sa nouvelle guitoune, que l’on voit bien équipée pour l’été :
… Levez la tête et voyez ma grande moustiquaire qui pend. C’est une vraie chambre de mousseline, qui le jour préserve des mouches, et la nuit des moustiques et des araignées.
Elle est si vaste qu’elle ne tient pas chaud du tout et qu’en repliant un peu ses jambes on peut s’habiller en mariée…
C’est que les mouches abondent dans les parages
25, 26, 27 juin 1917
Mes chers tous
J’ai retrouvé ma grotte des premières lignes ce matin – j’ai repris possession de mes voûtes de pierre, de mon lit, de mon réchaud…et tenté de contre-attaquer les mouches qui s’y sont établies pendant mon absence.
Finalement je suis obligé de déposer mon torchon et de les laisser aller, venir et bourdonner à leur gré car pour les obliger à me céder la place il faudrait boucher la porte avec une couverture et vivre dans le noir… J’aime encor mieux les mouches.
Heureusement que j’ai apporté ma moustiquaire verte…
Quant au froid, il survient brutalement, parfois même dans le cours d’une même journée
LES MALADIES
C’est ainsi que René, malgré ses bonnes dispositions tant physiques que morales, n’échappe pas aux maladies, surtout l’été. Par exemple, dans sa lettre du 31 juillet, René écrit :
Mes chers ts,
Voilà près de huit jours que ça dure et si je ne vous en ai pas plus tôt parlé c’est que j’attendais la fin d’un cours d’élèves cabots pour me faire porter malade.
Le cours est terminé.
J’ai été à la visite et le major m’a purgé et mis au lait – en m’invitant à revenir demain et à lui soumettre un spécimen car j’ai une très forte diarrhée, peut-être de la dysenterie – Et ça n’a pas l’air d’aller mieux –
Bien entendu je ne mange plus et vous ne serez pas surpris si à ce régime j’acquiers peu à peu une température à rendre jaloux le serpent le plus serpent qui soit sur terre et en Macédoine - 35° en moyenne.
Et mon pouls est beaucoup plus rare que les mauvaises nouvelles de chez les Russes.
Excusez-moi si je ne vous en mets pas plus long je suis terriblement vaseux.
Je vous quitte en vous embrassant tous bien tendrement.
René
Pour les cas les plus graves, l’éloignement du front en descendant à un échelon ou au cantonnement et même l’évacuation sont indispensables pour épargner la troupe.
Lettre du 17 août 1917
Mes chers tous
Ns voici revenus à nos moutons… nous sommes arrivés ce matin vers 2h à l’échelon des conducteurs- hors de portée de canon – et ce soir ou demain nous continuerons notre route vers l’échelon des servants où je retrouverai, et Dieu sait avec quel plaisir, ma bonne guitoune aux murs de pierre
Nous devrions être 150 comme au début et nous sommes à peine 45 – encor ceux qui restent ne sont-ils pas ts valides - Chaque jour le « toubib »- c’est ainsi que l’on appelle l’infirmier de notre batterie - traîne à sa suite une véritable cohorte de fiévreux ou de pauvres diables victimes de la courante qui est presque galopante depuis quelques temps.
Il y en aura sûrement encor quelques uns d’évacués et peut-être viendra entre temps la relève dont on nous parle depuis plusieurs jours et qui nous permettra d’aller nous reformer à l’arrière.
Mes chers tous,
Voici encore trois jours que j’ai passés sans vous écrire.
La diarrhée m’a repris lundi je crois j’ai attendu jusqu’à avant-hier espérant que ça allait passer comme à l’ordinaire. Ça n’a pas passé.
J’ai monté trouver le major, je dis monter car nous n’avons pas de major attitré et que pour aller à la visite il nous faut gravir une côte extrêmement pénible d’un km de long au bout de laquelle se trouve une batterie de 120 et un « toubib ».
Le toubib en question m’a fait tirer la langue, a examiné les pièces à conviction, et finalement m’a condamné à avaler une purge qui m’a mis dans un état lamentable. Il ne m’a seulement pas exempté de service et m’a simplement marqué « repos » sur le cahier de visite ce qui signifie en langage militaire « peut faire son service, peut se reposer à la condition qu’on n’ait pas besoin de lui ». Je regrettais presque de m’être fait porter malade en songeant que le lieutenant penserait que j’avais voulu tirer au flanc puisque le major n’avait pas jugé à propos de me mettre exempt de service. Jugez de mon étonnement quand le lieutenant m’ayant appelé m’a dit : « Eh bien, ça ne va donc pas mieux ces coliques, je vais vous envoyer à l’échelon des conducteurs pour que vous vous y reposiez quelques jours. »…
LE MORAL
Souvent, le « cafard » accompagne ces périodes de maladie, le cafard et la démoralisation. René s’en fait l’écho dans sa «Ballade d’un désespéré à des désespérés » écrite à l’échelon le 26 août 1917
Ballade d’un désespéré
à des désespérés
Au creux d'un gourbis l'on complote
Les poilus ont l'air d'émeutiers
L'on dit : "y en mar" de la flotte
Du froid, du singe ... du métier
Au boche il faut faire quartier
Plus n'est besoin que l'on canonne
Laissons le sabre et le mortier
Toutes les f illes se font nonnes
Pourquoi faut il que l'on nous l'ôte
Cette ardeur que vous excitiez
Souvenez - vous, Ninon, Charlotte,
Souvenez - vous des doux sentiers
Souvenez - vous, Vous nous chantiez
Plaisir d'amour. Penser d'automne
N'aimez-vous plus que Dom Pothier
Toutes les f illes se font nonnes
Envoi
Pitié! Dieu des Poilus!... Pitié!
Je ne vais plus trouver personne
Serai-je moine en un moutier
Las! si ma mie se fait nonne.
26 août 1917
Echelon
L’ANNÉE 1918 – PERMISSION SUITE AU DÉCÈS DE SON PÈRE,
JOSEPH CASTAING - PRÉPARATION ET PERCÉE DU FRONT:
VICTOIRE DU DOBRO POLJE ( 15 septembre 1918 )
Malheureusement, cet état de fait au Front, n’est, souvent , pas sans retentir sur ceux qui sont à l’arrière. Ainsi, c’est le cas de Joseph Castaing qui tombe malade, certes à cause des pénuries qui sévissent mais aussi, peut-être, à cause des privations que le couple Castaing s’impose pour aider René au Front. L’éloignement et la lenteur, en ce début 1918, des communications entre la Macédoine et Pau ne peuvent qu’exacerber ces épreuves. Les parents se rongent d’inquiétude, ce qui transparaît au travers d’un lancinant refrain dans les lettres de Joseph : « Où es-tu ? Que fais-tu ?
PERMISSION DE RENÉ SUITE AU DÉCÈS DE JOSEPH CASTAING
Pour René, la nouvelle année commence de façon inquiétante : il ne reçoit plus de lettres de sa famille.
2 Janvier 1918
Mon cher Papa,
Maman m’a dit que tu n’étais pas bien depuis quelques jours et cela m’a fait beaucoup de peine, car je ne prévoyais guère une si triste nouvelle.
Je te croyais tout à fait remis après ces quelques bonnes journées passées à Montilleul et tu plaisantais si bien les derniers restes de ton mal que j’avais la naïveté ou l’insouciance de ne pas y attacher plus d’importance que tu semblais y en attacher toi-même.
N’ayant plus reçu de lettres de Pau, notamment de son père, depuis début janvier, René ne prend pas conscience de ce qui se passe réellement à la maison : Joseph Castaing se meurt.
15 Janvier 1918
Mes chers tous,
Toujours pas de lettre !
Il n’en vient d’ailleurs que fort peu et si rarement qu’on commence à se demander ici, si, en France, la crise du papier sévissant plus fort que jamais, on ne vous a pas mis au régime de la carte-lettre hebdomadaire après celui des cartes de pain, sucre, viande, charbon, etc.
Si encore je vous savais tranquilles et en bonne santé, cette absence prolongée de nouvelles me serait plus facile à supporter mais vous êtes si loin hélas ! de cette paix heureuse dans laquelle je voudrais tant vous savoir que le manque continu de courrier me fait paraître le temps affreusement long.
Heureusement j’ai bon espoir pour ma permission et le lieutenant y compte si bien aussi qu’il m’a déjà désigné un successeur auquel je passe la consigne de mon poste en ce moment.
J’espère que mes papiers vont enfin arriver et que bientôt j’irai embarquer en Vieille Grèce sur quelque bateau qui ne mettra pas plus d’un jour à me porter en Italie.
Qu’il me tarde d’être près de vous ! Mais comment trouverai -je Papa ?
Voilà ce que je me demande sans cesse en priant Dieu de me répondre selon mes désirs et vos vœux à tous…
À bientôt mes chers tous.
Mille tendres baisers.
Un mois se passe pendant lequel le tourment de René ne cesse de croître, car, comme il l’écrit un peu plus tard, il sent que « le malheur le guette » : toujours aucune réponse de Pau à ses lettres de plus en plus pressantes et sa demande de permission qui ne revient pas.
Le rêve qu’il a révélé à ses « chers tous » le 17 janvier s’avère finalement un cauchemar prémonitoire
Mes chers ts,
Comme on ne me rapporte toujours pas ma permission, je persiste à croire que la réponse sera bonne. D’ailleurs cette nuit j’ai rêvé que je partais ou du moins que je repartais après trente jours de permission qui devaient avoir été les plus heureux du monde.
Seulement je repartais dans de singulières conditions et vs ne devineriez jamais dans quel endroit j’avais songé à aller m’embarquer pour joindre l’Orient.
Et bien : c’était à Bayonne et du pont de mon bateau qui s’éloignait je faisais des signes désespérés d’adieu à Papa qui sans s’émouvoir le moins du monde faisait au bord de l’eau une étude de chaloupes comme nous en faisions tous les deux aux Allées marines à l’époque où il décorait la chapelle de St Louis de Gonzague.
Je me suis réveillé tout ému de mon rêve et satisfait surtout de constater que je ne voguais pas sur l’Atlantique.
Je ne reçois toujours pas de lettres et mon désir de savoir de vos nouvelles s’accroît chaque jour avec mon inquiétude.
Mais, maintenant, j’en suis bien sûr, vs ne devez plus m’écrire et vs ne recommencerez à le faire que lorsque, ma permission achevée, je serai de retour sur le front ou lorsque – ce qui, je l’espère bien, n’arrivera pas – la réponse du Général m’étant défavorable, je serai obligé de vs faire renoncer à l’espoir de me revoir avant que mon tour normal de permission arrive.
Il fait un temps magnifique ici et je voudrais bien qu’il en fût de même à Pau car cela ferait beaucoup de bien à Papa et à vs ts aussi.
Les Bulgares ou les Boches, je ne sais trop lesquels des deux, semblaient avoir des intentions agressives ces temps derniers mais peu à peu, grâce aux réponses énergiques de notre artillerie le calme est à peu près revenu.
L’hiver semble déjà vouloir finir et il a fait vraiment froid si peu de jours que mon poêle ne m’a presque pas servi. Il est dehors et semble implorer de ma muse un salut rétrospectif sur le rythme « des neiges d’antan ».
Mais je m’ennuie trop profondément ts ces jours-ci pour y songer. Je ne sais plus ni lire, ni dessiner et je m’étonne d’avoir pu noircir ces quatre pages aussi rapidement.
À bientôt mes chers ts.- Je vs quitte en vs embrassant de tout mon cœur.
Il faut à René attendre le 15 février 1918, pour que la lecture d’’une dépêche, lui annonce la mort de son père et lui fasse prendre acte du dénouement : « notre malheur est consommé »
15 Février 1918
Mes chers tous,
Je voudrais que toutes mes lettres soient pour vous une consolation, en attendant de pouvoir le faire moi-même en vous embrassant.
Jamais je n’ai regretté d’être si loin qu’en ce moment où je vous devine désolés et pleurant sans cesse notre pauvre Papa.
Heureusement on va moins me faire attendre cette fois et j’espère pouvoir bientôt vous embrasser, vous réconforter et vous rendre un peu d’espoir pour l’avenir.
Car je suis sûr d’obtenir ma permission maintenant que notre malheur est consommé, et c’est d’ailleurs une façon d’agir bien militaire de ne m’accorder ce congé qu’une fois que mon père est mort et que ma venue ne pourra plus lui être d’aucun bien ni d’aucune consolation.
Les règlements sont malheureusement tels et nous ne sommes pas les premiers à en souffrir.
Je me console en songeant que vous aurez bien besoin de moi et que vous serez plus heureux encore de me retrouver après ces horribles jours que vous venez de passer.
Je songe aussi que nous avons assez de bons et vrais amis dont la sympathie saura apaiser votre douleur en attendant que je puisse le faire à mon tour…
À bientôt mes chers tous. Je vous embrasse de tout mon cœur.
René doit encore attendre dix jours pour recevoir de sa mère une lettre détaillée lui apprenant que son père « est mort doucement, comme un ami que le Bon Dieu rappelle ».
C’est dans ces circonstances que finalement René obtient une permission : il quitte le front le 27 février, arrive à Pau vers le 23 mars et en repart un mois plus tard pour débarquer une seconde fois à Salonique le 23 mai . Il arrive à sa batterie le 5 juin 1918.
Là, dès sa première lettre, René note de gros changements dans le personnel
Mes chers ts
Me voici à la batterie depuis une heure à peu près. – j’ai trouvé un certain changement dans le personnel.
Il y a eu quantité d’évacués – peu de mes anciens camarades sont encor présents. Par contre les figures nouvelles et inconnues abondent, notre effectif ayant considérablement augmenté.
Spinner le téléphoniste qui me remplaçait depuis mon départ a pris ses fonctions si bien au sérieux qu’on l’a proposé comme cabot et qu’il a reçu sa nomination aujourd’hui même. Il est fort probable qu’il restera cabot téléphoniste et que j’irai goûter un peu de la vie de cabot de pièces.
Mais peut-être vais-je rester provisoirement au téléphone car le lieutenant veut que mon remplaçant aille suivre un cours comme je l’avais fait moi-même avant de prendre la succession de Galinier.
Ce cours durera peut-être un mois (tout au moins quinze jours) et en attendant le retour de Spinner je reprendrai tout naturellement mes anciennes fonctions.
Mais il s’est produit un autre changement, capital, dont la nouvelle n’est peut-être pas encore parvenue sur le front : le Général Franchet d’Espèrey a été appelé au commandement en chef des armées alliées en remplacement du Général Guillaumat. Dès son arrivée, Franchet « affiche un état d’esprit offensif », à la différence de son prédessesseur
DISCRÈTE PRÉPARATION DE L’OFFENSIVE
Dans une lettre du 20 janvier, écrite donc avant son retour en France, René avait annoncé « une offensive furieuse sur le front d’Occident…fatale…mais qui n’ébranlerait pas le front d’Orient, « le pays ( la Macédoine ) ne se prêtant guère qu’à des coups de main de détail ». Contrairement à ce pressentiment, les événements des trois mois qui allaient suivre sur le Front d’Orient furent au moins aussi décisifs pour les Alliés que ceux du front occidental.
Pendant ces trois mois, d’imprévus en surprises organisées par le haut commandement, dans la plus grande discrétion et grâce aux habiles manœuvres du 2ème Bureau, René, ses camarades et leurs alliés serbes et grecs vont préparer l’offensive à travers la montagne imaginée par le nouveau commandant en chef, le Général Franchet d’Espèrey.
René, qui était passé cabot téléphoniste depuis fin 1917, reprend provisoirement son poste et va poser des lignes dans la montagne, prend part à un entraînement aux gaz,, revient en ligne, cette fois comme cabot de pièce face aux Bulgares, retourne en repos à l’échelon, apprend que « les permissions sont suspendues jusqu’à nouvel ordre », voit passer des déserteurs bulgares qui « font Kamaratt », remonte deux fois à des « positions qui ont été sérieusement marmitées pendant la relève précédente, mais où aucune balle n’a sifflé pendant les huit jours qu’il y a passés », apprend à son retour à l’échelon début août que la relève a été accordée, commence sa descente vers le repos « tantôt à pied, tantôt en chemin de fer » pour arriver finalement, mi-août, en pleine forêt, au sommet d’une montagne.
Ici, contrairement à ce qu’il était permis d’avoir imaginé en quittant le front, « pas de rivière murmurante, pas le moindre village assis sur le gazon, pas la plus petite macédonienne aux tresses blondes. Rien enfin de tout ce que René avait évoqué en entendant ce mot magique: « le Repos ».
24 Août 1918
Mes chers tous,
Voici déjà quelques jours que je ne vous ai écrit. Nous sommes en plein travail au lieu de prendre le repos que nous escomptions.
Vous voilà bien étonnés, sans doute, et je le comprends d’autant mieux que j’ai été très surpris moi-même par ce changement de programme. Il est temps que je vous apprenne comment cela s’est fait, car il vaut mieux que vous sachiez tout.
Après avoir quitté la batterie et avoir fait un crochet assez prononcé vers l’arrière, nous avons repris insensiblement la route du front, et nous voilà depuis dix jours à peu près, dans un nouveau secteur qui n’est pas plus mauvais que l’ancien.
René et ses camarades sont « dans un secteur occupé par des Serbes. Ces braves gens semblent nous adorer, et c’est à qui nous fera le plus de politesse. L’un nous invite à prendre le thé au lait ou le café turc. Un autre nous porte une sorte de racine odorante qui fait de nos pipes de vraies cassolettes. Un autre nous offre des cigarettes. Un autre nous prie tout simplement de venir nous chauffer près de son feu
Ce genre de politesse pourra vous sembler inopportun en la saison où nous sommes, mais nous n’osons refuser par politesse et nous nous grillons héroïquement les mollets, pour ne pas mécontenter nos aimables voisins… ( 25 août ).
En effet, ils ne sont pas au repos, mais travaillent beaucoup: tout d’abord, René passe son temps depuis quelques jours à creuser des tranchées, puis ( lettre du 8 septembre ), « il descend à 18 km, à l’échelon des conducteurs, pour guider une corvée de mulets qui doit monter, de nuit, un canon aux positions, par des chemins impossibles et des rampes à 45 % ».
Finalement, on reçoit à Pau une lettre de René datée du 16 septembre qui commence par ces termes : « Il est temps que je vous conte tout au long une courte mais terrible histoire qui sera de l’Histoire dans quelques jours… »
LA BATAILLE DU DOBRO POLJE
15 septembre 1918
Mes chers tous
Il est temps que je vous conte tout au long une courte mais terrible histoire qui sera de l’Histoire dans quelques jours.
Vous savez que notre secteur était occupé primitivement par les Serbes. Imaginez-vous qu’il y a trois semaines environ une pièce française de 150 tirait à la cible sur les positions ennemies.
Quelques Bulgares narguant les Serbes qui se trouvaient en face d’eux à portée de grenade se mirent à crier : « amusez-vous Serbes ; d’ici quelques jours les Français ne pourront plus vous prêter leurs canons car ils en auront bien besoin sur le front français. ».
Les Serbes se contentèrent de rire et vous comprendrez bientôt qu’ils avaient raison.
Hier matin en effet aux premières lueurs de l’aube, ce n’est pas une pièce mais des centaines de pièces françaises de tous calibres qui se mirent à ouvrir le feu avec une fureur inouïe.
Qui donc aurait pu penser que cette paisible forêt dont je vous avais fait une description si enchanteresse abritait sous ses branches un semblable matériel de guerre ? Vous imaginez sans peine la surprise des Bulgares, puis leur inquiétude et enfin leur effroi en constatant que le bombardement prenait plus d’ampleur au fur et à mesure que le soleil s’élevait.
Vers midi c’était un véritable enfer. Nous tirions dans un abîme de fumée et de poussière.
Il n’était plus possible de voir où les bombes et les obus portaient mais l’on sentait que les objectifs devaient être atteints, et bouleversés car la résistance de l’artillerie s’affaiblissait visiblement en même temps que le tir des mitrailleuses.
À la nuit, les Bulgares ne répondaient presque plus et leurs tranchées semblaient avoir été abandonnées.
À 5 heures ce matin, nos canons commencent à allonger leur tir et les divisions d’infanterie française qui attendaient à l’abri des arbres depuis trois jours le signal de l’attaque, se mettent en marche.
À 6 heures nous cessons le feu, et de notre position nous voyons les Sénégalais et les Coloniaux qui grimpent à l’assaut des crêtes que nous bombardions depuis 24 h.
Ils semblent rencontrer bien peu de résistance car leur marche ne subit pas le moindre arrêt.
Des avions surviennent à tire d’aile et c’est merveille de les voir rasant les arbres, tournant en tous sens avec une incroyable rapidité – bombardant et mitraillant les Bulgares en déroute.
À l’œil nu nous apercevons des Bulgares qui agitent des drapeaux blancs – notre enthousiasme est indescriptible.
Ça y est !... On les a ! … Ils se rendent !…On avance toujours !... On est de l’autre côté de la crête.
Et puis maintenant, c’est le défilé des prisonniers et des blessés qui commence. C’est bien triste, mais on est si heureux et si fiers du succès remporté, qu’on ne songe guère qu’à ce qui est beau et brillant et qu’on suit beaucoup mieux par la pensée ceux qui avancent - qu’on ne songe à s’inquiéter de ceux qui reviennent mutilés et sanglants.
Aux blessés français qui reviennent vers les postes de secours voisins nous demandons des nouvelles. -
Ça marche à merveille, ils détalent comme des lapins ! Nous étions à 4 km à l’avant de nos lignes lorsque j’ai été blessé !
Telle batterie qui nous a bombardé hier a été capturée et maintenant on a retourné les pièces et on tire dans le … des Bulgares avec leurs propres armes !
Voilà le comble de l’adversité !
Le chiffre des prisonniers est considérable ; jusqu’ici il dépasse 1 mille pour notre secteur et c’est vraiment beaucoup surtout en Orient.
L’attaque, du reste, s’étend sur tout le front de Monastir à Doiran, et si les ailes marchent aussi bien que nous, nous allons délivrer la Serbie et entrer en Bulgarie tout d’une haleine.
Nos crapouillots ont fait admirablement leur partie dans ce formidable concert d’artillerie et le mien en particulier a fait un excellent travail. Nos pertes sont relativement assez légères, quoique nous ayons perdu un bien brave sous-officier, tué, et un maître pointeur – tué également. Nous avons eu encore un maréchal des logis et un téléphoniste blessés, mais légèrement. Pour moi, j’avais prié bien ardemment le Bon Dieu, la Sainte Vierge, les Ames du Purgatoire et Papa de me garder.
Tu vois, ma chère Maman qu’ils m’ont exaucé puisque je suis toujours en bon état après cette échauffourée.
J’avais préféré ne pas t’en parler avant que tout soit fini, quoique je sache parfaitement ce qui nous attendait depuis mon arrivée dans le secteur.
J’ai bien fait, tu le vois, puisque voilà tout terminé à notre entière satisfaction sans que tu aies eu trop d’inquiétude pour moi.
Maintenant je crois que tout est fini et qu’après cette victoire, nous allons aller nous reposer pour de bon.
J’imagine qu’il doit vous tarder beaucoup de savoir où s’est déroulée notre attaque (14 et 15 septembre 1918).
En vérité je n’en sais trop rien moi-même car le secteur porte quantité de noms suivant qu’on le regarde d’un côté ou d’un autre. En face de nous se trouvait le Testeraski, cette sorte de dent rocheuse que nous avons si bien abîmée.
Derrière venait une plaine que les Serbes appellent Dobrojpolie ( ? ) Je ne vous garantis pas l’orthographe. A droite était une autre crête : Oblatchouka et plus loin le secteur de Guevguelia
Là se bornent mes connaissances géographiques. Peut-être les journaux vous donneront -ils l’un ou l’autre de ces noms et vous saurez que « J’Y ETAIS ».
L’ensemble du secteur s’appelle, je crois, Gravitza.
La permission viendra bientôt et je pourrai une fois au milieu de vous vous raconter tout au long les péripéties de la bataille.
Il est 2 h de l’après-dîner et c’est vraiment curieux de se sentir tout à coup sans avoir changé de place dans un secteur aussi tranquille que l’est le nôtre actuellement. On n’entend plus la fusillade, les tranchées sont désertes ou du moins ne sont plus occupées que par des artilleurs en quête de souvenirs.
Les poilus de ma pièce sont revenus tout à l’heure avec une mitrailleuse bulgare en parfait état. Ils l’ont porté à notre lieutenant qui les a régalés de vin fin.
Des fantassins serbes passent en très grand nombre. Ils viennent pour aider les nôtres et les remplacer ensuite lorsque les Bulgares seront suffisamment en déroute.
Derrière les fantassins viennent d’interminables convois de mulets, des cuisines roulantes, du génie, du matériel de toute sorte.
Les camions -autos viennent déjà jusqu’ici pour relever les blessés et les morts qui sont restés sur le terrain.
Enfin l’artillerie accompagne le mouvement et les pièces de campagne arrivées sur les anciennes positions bulgares recommencent le bombardement interrompu.
Je vous donnerai demain d’autres détails. Pour l’instant je suis obligé de m’arrêter car il faut que je m’occupe avec mes poilus de relever notre position qui a été fortement endommagée par le bombardement.
À demain mes chers tous. Mille tendres baisers.
LA COMPRÉHENSION DES ÉVÈNEMENTS
À Pau et en France, on comprend ainsi que, après des semaines de préparation, notamment pour acheminer l’artillerie lourde en montagne au plus proche des premières lignes, le front ennemi est percé lors de cette bataille du Dobro Polje, une cuvette d’altitude située sur la ligne de crêtes du massif de la Moglena, à la frontière avec la Grèce. Les deux semaines qui suivent permettent aux troupes françaises et serbes d’exploiter la percée et remonter vers le nord, d’abord à Uskub ( Skopje, actuelle capitale de la Macédoine du nord ), puis à Belgrade, libérée le 1er novembre 1918, à la poursuite des troupes de l’Alliance.
René Castaing, ayant été à la fois acteur et témoin de ces événements, fait preuve, dans sa correspondance d’une grande maturité et d’une véritable capacité d’analyse et d’anticipation.
Dans sa lettre écrite du Dobro Polje, il livre un remarquable compte-rendu de la bataille qu’il conclut par un fier « J’y étais ». Pour autant, il n’en tire aucun orgueil aveugle et implacable ; d’ailleurs, le lendemain, visitant les lignes adverses, il écrit à sa famille: « Je ne vous ferai pas la description de toutes les horreurs qu’il m’a été donné de voir dans ces positions bouleversées. Jamais encore je n’avais soupçonné de si tristes spectacles. A la joie éprouvée tout d’abord, se mêlaient, peu à peu, un grand dégoût et beaucoup de tristesse ».
Les crapouillots, qui ont ouvert la voie à l’Infanterie ne participent pas à la reconquête de Belgrade. Restés dans le sud de la Macédoine puis en Grèce au pied de la montagne où se trouve le Dobro Polje, ils n’en suivent pas moins les événements par communiqués et journaux interposés.
Ainsi dans sa lettre du 2 novembre 1918 résume-t-il avec clairvoyance les suites de la victoire du Dobro Polje :
Mes chers tous,
Hier Toussaint. Nous avions un temps magnifique qui me faisait penser, par contraste, aux journées mornes et humides, que nous avons invariablement en France pour la fête des morts ,et qui font plus douloureusement penser aux disparus. Le ciel trop bleu et ce soleil éclatant me pesaient un peu, et je m’en voulais de la gaité de la nature et du bien-être qu’elle me portait en pensant à vous… …
Avant-hier, les Autrichiens se déclaraient prêts à accepter toutes les conditions du Président Wilson, et désireux surtout de conclure un armistice dans les plus brefs délais. En attendant cet évènement qui se produira peut-être, les Italiens semblent bien décidés à profiter du peu de temps qu’il leur reste, pour flanquer une pile soignée à leurs ennemis héréditaires qu’ils devinent à bout.
De France, nous n’avons pas de nouvelles sensationnelles. Les alliés prennent cinq minutes de repos qu’ils n’ont pas volées. Mais ça reprendra. Enfin le dernier communiqué d’hier soir, nous apprend que la Turquie a signé un armistice dans la crainte que son croissant ne soit complètement dévoré par les Anglais, grands amateurs de tea et de pain beurré ( Armistice de Moudros ).
La Bulgarie, hors de cause, la Turquie « KO », l’Autriche sur le point d’abandonner la partie, voilà l’Armée d’Orient à peu près inutile. Nul doute, que dans quelques jours, on se décide à renvoyer dans leurs familles et à leurs familles, tous les poilus qui ont accompli leurs dix huit mois réglementaires, et qui, au dernier moment, ont réalisé pleinement la prophétie de « jenesaisplusqui , lequel prétendait : « C’est dans les Balkans que s’est allumée la guerre européenne, c’est dans les Balkans qu’elle s’éteindra.» La prophétie semble en bonne voie de réalisation.
Abandonnée par tout l’Orient, l’Allemagne n’aura plus que deux alternatives : ou tendre ses bras aux rudes chaines qu’on lui prépare, ou mourir le sabre à la main, et c’est peut-être ce qu’elle fera, à la manière de Garnier-Bonnot et autres gredins, qui surent allier la bravoure aux plus ignobles instincts »…
Les jours de l’Armée d’Orient sont en effet comptés ; d’ailleurs, René apprend la veille de l’Armistice de Rethondes que sa batterie est dissoute. Pour Paris, la Première Guerre Mondiale a été gagnée sur le front de l’Ouest. Définitivement.